Au royaume des femmes

Charlotte Etasse – 23/02/2007

Fin 1923, sur la foi du recit d’un espion britannique et de vieux textes chinois, l’Americain Joseph Rock se lance a la recherche d’une montagne plus haute que l’Everest. Il veut y denicher, au passage, une etrange tribu matriarcale : le Royaume des Femmes. Entre Chine et Tibet, assure-t-il, vivraient les ultimes descendantes des Amazones…
Depuis sa Vienne natale, ce jeune seducteur a deja bien roule sa bosse. Autodidacte surdoue et fieffe filou, il s’est insinue comme botaniste a Harvard grace a un faux diplome et ambitionne de devenir le journaliste vedette du National Geographie. Avec le meme brio, il convainc patrons de presse et savants austeres de financer sa folle expedition…
Princes decadents, monasteres en transes, collectionneurs de pivoines rares, provinces figees dans un temps immuable, femmes toutes plus fascinees par son charme et ses excentricites : apres une longue enquete sur les traces de Joseph Rock, Irene Frain ressuscite ici son parcours, avec le meme souffle que dans Le Nabab ou Devi. De peripeties en rebondissements, il finit par mettre au jour une culture immemoriale, des manuscrits secrets et jusqu’a une ecriture inconnue. Attachant et cocasse, Rock, l’homme qui sauva les livres et les plantes, entraine le lecteur dans les vallees perdues du Royaume des Femmes.

Des que Pereira en a fini avec ses chevrotants Peuple des Amazones, Rock, de sa voix ferme et quasi princiere, choisit de prendre la parole. Malheureusement, il n’a rien a raconter. Pour que l’histoire se poursuive, tout ce qu’il peut faire, c’est de commander au patron un de ses meilleurs crus.
Il ne connait pas le Boozer’s, c’est la premiere fois qu’il y met les pieds. Mais des son arrivee dans la region, a Rangoon puis a Yunnanfu, on lui a parle de ce bistrot situe a la lisiere de la concession blanche et de la ville chinoise, et de son patron qui collectionne avec religion et patience, au mepris des moussons et des constants tremblements de terre, un fabuleux echantillonnage de breuvages les plus divers.
Son choix se porte sur un Cos d’Estournel. Il jette quelques dollars d’argent sur la table, annonce a Pereira que c’est sa tournee. L’autre, sans broncher, passe du brandy au bordeaux ; puis, comme s’il venait de se faire decorer, il se redresse de toute son echine contre le dossier du fauteuil et offre fierement au feu des questions son poitrail de vieux soldat.
Il faut dire que tout, en Rock, raconte deja la curiosite. L’oeil allume. Le feu aux joues. Le corps qui se penche au-dessus de la table de laque. La bouche assechee, les mains tremblantes. Il ne veut rien laisser echapper de cette histoire de montagne inconnue et de Royaume des Femmes. Il lui faut, sur-le-champ et jusqu’au bout, tirer le fil de cette enorme pelote d’inconnu.
Une demi-heure plus tot, il en ignorait l’existence. Mais, maintenant, c’en est fait : la mysterieuse montagne est la, devant lui, gigantesque, a lui boucher l’horizon. Il ne sait plus comment il va affronter la minute suivante. Intenable.