Je vous fais juges : entretien avec Claude Askolovitch

– Je ne suis pas une preuve, un concept, une idee, un personnage desincarne ! Ma vie n’est pas une belle histoire ! Je ne suis pas l’heroine d’un roman edifiant, a presenter au peuple pour lui arracher des larmes ou l’encourager au travail. Ma vie n’est pas du folklore. Ni Cosette, ni Cendrillon. Le pathos dans lequel tombent certaines personnes, quand elles parlent de moi, en dit plus sur leurs fantasmes que sur ma realite.
– Mais alors, pourquoi ce livre ?
– Justement pour cela : mettre fin aux fantasmes, les purger, et pouvoir avancer. Pour essayer de trouver les mots justes et echapper aux cliches. Pour dire la verite, avant que d’autres ne mentent. Ce que je suis peut interesser, visiblement ? Cela vaut la peine de l’expliquer. Je sais que j’inspire de la curiosite, bienveillante, amicale le plus souvent, mais parfois aussi malveillante, brutale…

Bonjour, madame la ministre de la Justice. Vous venez de loin…

On me l’a deja dit.

Et cela vous deplait ?

Si vous voulez dire que j’ai travaille, et que je n’etais pas destinee au depart a devenir ministre… Sans doute. S’il s’agit de suggerer que, venant d’une famille modeste, je ne serais pas legitime… C’est autre chose. J’ai deja entendu ca. Mais ca ne m’empeche ni de vivre, ni d’avancer.

Vous etes la premiere ministre majeure issue de l’immigration maghrebine…

Faisons simple, on gagnera du temps ! Je suis incapable de lire mon parcours de facon ethnique. Ne me le demandez pas. Je ne comprends meme pas cela.

Mais cette question des origines travaille la societe francaise ?

Pas autant que vous pouvez l’imaginer. Je ne suis pas naive, je sais que ces choses existent, dans le regard des autres ou dans les attentes que j’inspire, en France ou ailleurs. J’ai rencontre, lors d’un voyage a Rotterdam, une jeune secretaire d’Etat neerlandaise. Elle est d’origine turque. Elle voulait me connaitre. Elle avait souhaite etre dans la delegation qui me recevrait. Que je sois a ma place lui fait plaisir – pas pour elle, pas par solidarite culturelle ou ethnique, mais parce que cela signifie, d’abord, que la France est en train de changer. A l’etranger, ma presence au gouvernement montre que la France, au sommet, en vient a accepter sa realite et sa diversite. Ailleurs, des choses qui nous semblent encore etonnantes se passent tres naturellement, et depuis longtemps.

En Europe, un ministre issu de l’immigration est une banalite…

On ne le remarque meme pas. Mais on remarquait notre conservatisme. La France intriguait l’Europe. De ce point de vue, evidemment, je ne passe pas inapercue. Mais cela ne doit rien determiner de ce que je fais; cela ne conditionne pas ce que j’accomplis. Et cela ne doit pas influer sur le jugement que l’on porte sur moi ou sur mon action. Ce n’est pas cela qui m’a construite. Je ne fuis rien, mais je ne peux pas etre reduite a une origine.

Avez-vous le choix ?
(…)