Auteur : Jacqueline Merville
Date de saisie : 01/04/2008
Genre : Romans et nouvelles – francais
Editeur : Escampette, Chauvigny, Vienne
Prix : 13.00 / 85.27 F
ISBN : 978-2-914387-99-6
GENCOD : 9782914387996
Sorti le : 19/04/2008
- Les presentations des editeurs : 02/04/2008
L’homme, qui me suivait le long de l’ocean, etait deja a l’entree du village. Un Togolais un peu I plus age que moi. Un homme trapu. Il avait des scarifications sur le visage.
Il m’a dit qu’il etait originaire de ce village, de ce clan, qu’il voulait me guider. Je n’ai rien repondu. J’ai descendu le chemin qui va au centre du village. J’ai apercu la lagune, l’epaisseur des arbres autour de cette lagune. Il m’a suivie. Ensuite je lui ai parle, je ne voulais pas en avoir peur, je ne voulais pas non plus le repousser parce que sa voix sirupeuse me repugnait. Je voulais rentrer a Lome par le dernier taxi lui ai-je dit. Il m’a approuve. Il m’a donne l’horaire precis des derniers taxis de brousse. Il n’y a eu aucun taxi, aucun bus, a l’heure dite, a l’entree du village.
Jacqueline Merville parvient a enchasser le drame individuel dans le drame collectif, sans que jamais l’un prenne le pas sur l’autre. De la femme violee a la sauvagerie de la nature, le passage nous est possible grace a une ecriture sobre et pudique qui dit aussi bien la revolte que la compassion. Un livre grave et superbe…
- Les courts extraits de livres : 02/04/2008
Elle poussait le fauteuil roulant ou il etait assis avec un sac a dos pose sur les genoux. Comme nous ils fuyaient les rivages, ils fuyaient les vagues s’abattant sur les villages cotiers. Nous etions des milliers a prendre ce pont au-dessus de la lagune pleine de detritus pour rejoindre l’interieur des terres. Chacun essayait d’echapper a la mort. Nous ne nous sommes pas arretes pour leur proposer de l’aide ou pour seulement dire quelques mots. Nous etions sur une petite moto sans bagage. Nous avions tout laisse dans la chambre trop proche du rivage.
Elle et cet homme jeune dans un fauteuil roulant etaient au milieu des colonnes de rescapes, au milieu de ceux qui avaient vu l’invasion des eaux, au milieu de tous ceux qui n’avaient rien vu mais qui marchaient loin, le plus loin possible, parce qu’ils savaient qu’ils devaient le faire. Avoir vu les montagnes d’eau dans les arbres ou ne pas les avoir vues ne changeaient rien a cette urgence : aller le plus loin possible dans les terres.
Seuls les visages de ceux qui avaient vus les montagnes liquides portaient une trace d’effroi que nous reconnaissions.
Cette femme et cet homme avaient vu.
Trois jours apres, dans le bourg de Kanchipuram, ils sont entres dans la salle de restaurant ou nous etions assis. Nous venions juste de commander des boissons fraiches. Le serveur en apprenant que nous venions des rivages engloutis n’avait cesse de repeter que c’etait comme dans un film. Like a movie, disait-il.
Elle portait une robe en cotonnade claire. Il avancait dans son fauteuil roulant avec aisance. Immediatement nous nous sommes parles. Elle dit que son nom est Sarah, qu’elle aussi nous a vus dans ce village. Comme nous, ils voyagent, c’est leur voyage de noces, dit-elle. Ils se sont maries il y a deux semaines. En Israel. Comme nous, ils restent enfermes dans la chambre d’hotel. Ils attendent ici, loin du rivage, le moment de partir, de prendre un avion.
Le jeune homme lui parle souvent en hebreu. Parfois elle traduit ce qu’il dit.
Sarah a un visage tres beau, un visage inoubliable. Sa peau blanche absorbe la lumiere alors que la masse brune de ses cheveux et ses yeux noirs sont impenetrables, comme des flamboiements sombres se mouvant dans on ne sait quelles autres lumieres.
Ils sont encore, la-bas, dans le tsunami. Elle a cru mourir lorsque l’eau a envahi d’un seul coup leur chambre.
Elle dit, avec le fauteuil roulant nous sommes obliges d’habiter au rez-de-chaussee. Ici aussi, les ascenseurs sont trop etroits.
Elle dit aussi qu’au moment du tremblement de terre, bien avant l’invasion des eaux, son mari a senti la chair de ses jambes remuer, bouger, respirer. Il a pense que ses jambes retrouvaient la vie. Brievement il a pense a un miracle des terres indiennes. Ils ignoraient, comme nous, qu’une telle caresse dans les chairs devrait faire fuir. Seuls les animaux l’ont fait. Aucun homme, aucune femme ne l’a fait.
Puis tout a cesse, les jambes etaient a nouveau inertes, mortes.
Comme nous, ils se sont rendormis jusqu’a l’attaque des masses d’eaux oceaniques.
Le serveur a apporte les menus. Son mari dit quelques mots. Elle repond lentement, son visage excessivement beau est tourne vers lui.
Ils sont les premiers survivants a qui nous parlons.
Nous ne cessons plus de parler, fort, sans doute trop fort. Cette impossibilite de dire a ceux qui n’ont pas vu, devient dans ce restaurant un flux de paroles folles, incessantes. Les survivants ont tellement besoin de parler pour savoir qu’ils ne sont pas fous, pas devenus fous, qu’ils sont des centaines de milliers a descendre sans cesse dans les marais de l’effroi, dans l’abreuvoir des cauchemars.
Nous les avions apercus le soir precedent le tsunami mortel, cette force de trente mille bombes atomiques qui a pousse les langues d’eau sur les milliers de kilometres de rivage. Ils etaient a la table jouxtant la notre. Quatre Israeliens. Ils parlaient hebreu.
J’avais vu la beaute de Sarah dans ce restaurant.
Nous ignorions alors que nous serions ensemble face a l’attaque des eaux oceaniques des le matin suivant.
Nous n’avons pas parle de cette soiree. Ni de ce que nous disions sur la route de l’exode en les voyant dans la vague humaine silencieuse le long des routes, au bord des rizieres