La petite trotteuse

Michele Lesbre
La Petite Trotteuse

D’un geste machinal, j’avais mis la montre en marche. Le tic-tac avait surgi avec une violence inattendue. J’avais cru ne pas survivre a ce bruit presque imperceptible, cette course inexorable de la petite trotteuse qui me donnait le vertige. Trente ans apres sa mort, mon pere me quittait de nouveau. La douleur etait entree en moi d’un seul coup.

Depuis qu’elle a retrouve cette montre, la narratrice s’est elle-meme mise en mouvement : suivant une impulsion implacable, elle visite des maisons, comme pour retrouver le lieu d’un rendez-vous manque. Alors qu’elle est au bout de son improbable quete, le present se substitue de plus en plus souvent au passe, et peu a peu se construit, sous nos yeux et presque a l’insu de la narratrice, un magnifique et subtil roman des origines.
Jamais Michele Lesbre n’est allee si loin dans l’entrelacement de son experience intime et de la fiction, et jamais elle n’a montre de maniere si lumineuse le pouvoir redempteur des mots, qu’elle tisse comme un enchantement.

Le chat orange dormait sur le lit. Je l’ai chasse. Il a miaule plusieurs fois dans le couloir, mais je n’ai pas cede. Je me suis allongee et j’ai ferme les yeux.
Une conversation a voix basse se tenait dans le jardin d’en face. Un homme et une femme. Ils se tutoyaient. Parfois le ton montait puis redevenait mezza voce, presque melodieux. Apres un court silence, des eclats de rire ont fuse ponctues par un mot tres distinctement prononce : impardonnable. C’est impardonnable, a repete l’homme. La femme semblait protester, mais ses arguments restaient inaudibles.
Je me suis approchee de la fenetre. Le couple s’embrassait. Je les distinguais a travers le feuillage. Les jambes blanches cherchaient celles de l’homme. Une legere brise faisait fremir leurs silhouettes enlacees derriere le balancement des branches. Le chien assis qui se desinteressait de la scene s’est dresse en m’apercevant. J’ai recule, mais il aboyait deja. Couche ! a ordonne la voix masculine. Il s’est couche. Silence. Un rire etouffe s’est deploye dans cet espace, un joli rire de plaisir contenu, de volupte.
Du desordre qui regnait sur la table, emergeait une carte postale, sans adresse et sans nom : Pas le temps d’ecrire. Je t’embrasse. Jo. La photographie en noir et blanc representait un vieux port de Marseille disparu, enfoui au large, dans la memoire des vagues.
Jo etait-elle une femme, sa femme ? Ou bien etait-ce un homme, son ami ? J’ai un peu fouille pour denicher d’autres indices. C’etait la seule trace, qui datait de la semaine precedente. Un post-scriptum precisait, Je n’aurai pas non plus le temps de passer. Rentre directement a Paris. Et toi ?