Parures du pouvoir : joyaux des cours europeennes

Les bijoux jouent un role symbolique important. Dans les cours europeennes, ou les dynasties n’ont cesse de tisser des liens entre elles au fil des siecles, ils etaient des marques de prestige, de richesse ou de puissance. Les regles strictes qui regissaient leur port temoignent de la sophistication des codes tant au Portugal qu’en Suede, tant au Royaume-Uni que dans l’empire austro-hongrois. Le projet Parures du Pouvoir parcourt plus de 800 ans d’histoire de la joaillerie en Europe. Les 230 oeuvres d’art et bijoux selectionnes se distinguent avant tout par leur qualite exceptionnelle, mais aussi par leur importance dans l’histoire socioculturelle de l’Europe. Bon nombre d’entre eux ont en effet appartenu a des personnages qui ont largement contribue a forger l’histoire de l’Europe ou a developper la pensee europeenne.

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La perle de Cleopatre
Les cours europeennes et leurs bijoux

LUC DUERLOO

Pline l’Ancien rapporte dans son Histoire naturelle le pari que Cleopatre, la reine d’Egypte, avait fait avec Antoine. Il l’avait defiee de servir un diner qui couterait plus de dix millions de sesterces. La soiree suivante, Cleopatre apparait, paree des vetements et des bijoux les plus eclatants. Elle porte evidemment ses celebres boucles d’oreille, ornees des deux plus grandes perles connues du monde antique. A elles seules, elles sont d’une valeur inestimable. En contraste marque avec son apparence eblouissante, elle sert a son invite un repas assez frugal. Au moment ou le Romain se rengorge, pensant avoir gagne son pari, les serviteurs apportent a la reine une coupe remplie de vinaigre. D’un geste negligent, Cleopatre jette l’une de ses enormes perles dans la coupe, sachant parfaitement que l’acidite du vinaigre va la dissoudre. Et elle vide ensuite sa coupe d’un seul trait. Antoine, abasourdi et vaincu, est plus impressionne que jamais par la richesse et la puissance de la souveraine egyptienne.
La veracite de l’histoire est loin d’etre etablie. Pline ne la raconte qu’un siecle apres les faits, et, dans l’intervalle, de nombreuses legendes sont nees a propos de la derniere reine d’Egypte. Mais c’est sans importance. Veridique ou non, il est certain que ce recit a inspire les artistes de la Renaissance et de 1 epoque baroque autant que leurs royaux commanditaires. Pour eux, l’histoire de la perle est une histoire de pouvoir, de richesse et d’ostentation, mais aussi de grandeur. C’est aussi et surtout un recit sur la fonction des bijoux dans le cadre du style de vie des souverains. Cleopatre se sert de ses inestimables perles comme d’un instrument. Ce sont les attributs incontournables de la royaute. Seul un parvenu republicain comme Antoine se soucie de la valeur intrinseque d’un joyau. Un vrai souverain est a meme de s’environner des objets les plus precieux et les mieux choisis, sans s’y attacher. Pour lui, ils sont des instruments de pouvoir, rien de plus. L’or et l’argent, les pierres precieuses et les perles font partie de son image. Il exerce un pouvoir de droit divin. Leur eclat sert a en imposer aux autres, non a eblouir les princes eux-memes.
A cet egard, les bijoux royaux sont inextricablement lies a l’histoire europeenne. Durant des siecles, les souverains et les maisons royales ont domine le processus de formation des Etats. Jusqu’au debut du XXe siecle, la monarchie est le regime politique le plus repandu. La preponderance de l’Etat monarchique exerce une profonde influence sur la culture politique. En fait, il y a la un paradoxe. L’Europe des souverains est divisee sur le plan politique, mais elle temoigne en meme temps d’une remarquable unite culturelle. C’est precisement a cette tension entre la division et l’unite que les joyaux de la couronne, les ordres de chevalerie et autres bijoux royaux empruntent leur sens et leur fonction.
Pendant mille ans, les souverains et les maisons royales sont les principaux acteurs de la formation des Etats. En effet, la plupart des dynasties posent les fondations de leur pouvoir durant les dernieres annees de la periode carolingienne. Elles le font en s’attribuant des competences qu’elles n’exercaient a l’origine qu’au titre de souverain carolingien. Le pouvoir et son exercice deviennent alors une propriete privee, un bien dont on herite selon les regles du droit prive, a limage d’une terre. Par ailleurs, il ne suffit plus a un monarque de transmettre son heritage intact a son successeur ; il se doit d’elargir et d’accroitre le patrimoine dynastique. Il peut le faire en concluant un mariage avantageux, il peut acheter les possessions d’un autre souverain, mais la methode la plus usuelle reste cependant la guerre. La quete constante de nouvelles terres et la volonte de maintenir le domaine familial ont determine en grande partie le trace des frontieres.
Cette approche doit cependant etre nuancee. Un souverain europeen ne peut pas prendre les armes a la moindre occasion, sans autre forme de proces. Le moyen age va creer une distinction entre la violence licite et celle qui ne l’est pas. L’idee fondamentale est que la paix est la norme, et la guerre l’exception a eviter. Cette idee est moins evidente qu’il n’y parait au premier abord.